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[REFLEXIONS] Les marchés au service du climat

Le 04 juin. 2023
D’après le dernier rapport du GIEC, les émissions de gaz à effet de serre réalisées entre 2010 et 2019 représentent 80 % du « budget carbone » qu’il reste à l’humanité avant de dépasser l’objectif de 1,5°C fixé lors de l'Accord de Paris. Respecter ce budget implique de réformer l'économie mondiale et de modifier les habitudes de consommation les plus néfastes pour le climat. Or, décarboner les technologies et les procédés ne se fait pas sans surcoût. Dès lors, quels mécanismes mettre en place afin d’inciter les acteurs privés à investir dans les technologies qui permettront de décarboner l’économie mondiale ?
[REFLEXIONS] Les marchés au service du climat

De la taxe carbone ... 

La question de la remédiation des externalités négatives liées aux pollutions n'est pas nouvelle. Dès 1920, l’économiste britannique Arthur Cecil Pigou propose de mettre en place une taxe visant à aligner les intérêts des pollueurs sur ceux de la collectivité. Cette taxe proportionnelle à la pollution se veut équivalente aux préjudices causés aux tiers. Ses recettes peuvent être utilisées pour dédommager les parties prenantes ou pour financer le budget de l’État. La taxe pigouvienne incite les pollueurs à investir dans des moyens de réduire les pollutions dont ils sont responsables. Par ailleurs, elle impacte le prix de vente des productions à l’origine des pollutions, envoyant ainsi un signal-prix aux consommateurs. 

C’est ce raisonnement qui justifie la mise en place de taxes sur le tabac ou l’alcool, dans l’objectif de diminuer la demande tout en finançant des politiques de prévention. En France, l’idée d’une taxe sur les carburants fossiles proportionnelle aux émissions est rejetée à deux reprises, en 2000 et 2010, avant d’être finalement adoptée en 2014. Le prix de la tonne de CO2, qui est l’aune à laquelle se ramènent toutes les émissions de gaz à effet de serre, passera progressivement de 7 € lors de sa mise en place à 44,60 € aujourd’hui.  

… aux marchés du carbone 

En pratique, au lieu d’évaluer les impacts économiques à long terme des émissions de gaz à effet de serre, la pratique consiste plutôt à fixer le prix du CO2 qui va permettre d’atteindre un objectif d’émissions donné. L’estimation d’un tel prix a pu faire couler beaucoup d’encre, mais en pratique, c’est souvent au marché qu’est laissé le soin de le fixer.  

Dès le protocole de Kyoto de 1997 émerge ainsi l’idée d’un système d’échanges de quotas d’émissions. Le principe est simple : les émetteurs dépassant une taille critique suffisante pour absorber les coûts administratifs associés, doivent acheter autant de « permis à polluer », les fameux quotas carbone, qu’ils émettent de gaz à effet de serre. Dès lors, plus besoin pour les États de déterminer un prix : il suffit de fixer une quantité maximale d’émissions admissibles. Cela a de plus l’avantage de fournir un modèle économique aux technologies qui contribuent à la décarbonation. 

Comme le rappelle Nicolas Mottis, professeur à l’École polytechnique, « le fait de donner un prix au carbone a un rôle très incitatif pour I'innovation. Ce prix agit comme des pénalités, qui rendent comparativement rentables des technologies renouvelables ou de stockage de l’énergie, lesquelles sont cruciales pour la transition énergétique.»  

Ces marchés permettent donc en principe d’envoyer un signal-prix aux consommateurs et aux industriels, afin de trouver collectivement le moyen de respecter une limite d’émissions de CO2. Le nombre total de quotas est réduit progressivement d’année en année, afin de laisser aux industries qui doivent engager des dépenses sur le long terme, le temps de s’adapter, sans déstabiliser l’économie. Comme le signale Ekaterina Ghosh, étudiante au master Economics for Smart Cities and Climate Policy de l’Ecole polytechnique, « ce système a l’avantage de permettre aux États de planifier la trajectoire de décarbonation de leur économie. »   

Les marchés carbone dans le monde 

D’après une note de l’I4CE (Institute for Climate Economics), au 1er avril 2020, « 44 pays et 31 provinces ou villes représentant 60 % du PIB mondial disposaient d’un prix explicite du carbone (taxe carbone ou marché de quotas) ». 

En Europe, le système d’échanges de quotas d’émissions (EU-ETS en anglais, pour European Emission Trading System) est mis en place depuis 2005 et progressivement étendu. Si les prix, de l’ordre de la dizaine d’euros par tonne jusqu’à début 2017, peinaient à envoyer un signal fort, une réforme du marché, suivie des crises du Covid et de l’énergie ont fait bondir les prix au-delà de 100 € en février 2023. Cette volatilité engendre des incertitudes pour l’industrie, qui doit réaliser des investissements sur le long terme. Par ailleurs, les prix mondiaux du carbone, qu’ils soient issus de marchés ou de taxes, montrent une grande disparité géographique, de quelques dollars au pic de 100 € atteint sur l’EU-ETS. 

En plus de ce type de permis instaurés par les différentes juridictions et destinés à l’industrie, de nombreux systèmes permettent à des entreprises ou à des particuliers de financer des projets de réduction des émissions de CO2, et de générer des crédits carbone parfois échangeables, sur la base du volontariat ou de manière contrainte. Des organismes tels que la Gold Standard Foundation auditent et certifient ainsi des réductions d’émissions permises par des projets à but lucratif ou non, en les connectant avec des entreprises susceptibles de les financer, conformément au cadre du Mécanisme de Développement Propre prévu par le Protocole de Kyoto. 

Enjeux et limites des mécanismes 

L'un des enjeux de l’économie carbone est lié à la précision et la fiabilité des données (ce problème est abordé dans l’article sur la finance verte). « La tendance est à l’imposition à un nombre croissant d’acteurs économique d’obligation de rapportage (reporting) carbone, qui vont demander des données fiables, non seulement de leur propre activité, mais aussi de celles de leurs fournisseurs et sous-traitants (impacts indirects) ; souligne Ekaterina Ghosh. Cela va exiger de nouvelles méthodes collaboratives, de nouveaux instruments ».  

Pour ce qui est des systèmes de quotas, s’ils portent des incitations financières théoriquement optimales, ils ne sont pas sans poser quelques questions pratiques. Ils peuvent en effet inciter les entreprises à délocaliser leur production, fragilisant les économies des États qui mettent en place ces systèmes. C’est pourquoi l’Union Européenne attribue des quotas gratuits pour les industries les plus polluantes afin de les protéger d’une concurrence déloyale de la part des entreprises non européennes. Cela préserve l’encouragement à réduire les émissions, mais supprime le signal-prix envoyé au consommateur. Adopté en décembre 2022, un « mécanisme d’ajustement aux frontières » devrait bientôt permettre de taxer les produits importés en fonction de leur contenu carbone, et de diminuer les taxes sur les exportations, afin de permettre à terme une réelle suppression des quotas gratuits. « C’est une réponse adaptée, qui remédie aux distorsions de concurrence et agit en faveur de la transition, affirme Philippe Drobinski, professeur à l'Ecole polytechnique, directeur du Centre Interdisciplinaire Energy4Climate de l'Institut Polytechnique de Paris, même si on peut regretter qu’elle ne concerne que certains secteurs pour l’instant. »

Fixer un prix au carbone, que ce soit à travers une taxe ou des quotas échangeables, n’est pas sans poser des questions de justice sociale, tels que ceux soulevés par les gilets jaunes : lorsque le consommateur est captif, est-il juste de lui faire payer une taxe ? De plus, si l’on prend l’exemple de la compensation d’émissions passant par des plantations d’arbres, au-delà des controverses sur l’efficacité du procédé, cela ne revient-il pas à s’accaparer les terres bon marché des pays en développement au profit du secteur aérien dans les pays développés ? 

Ces mécanismes seuls ne sauraient donc être suffisants, et supposent une bonne coordination internationale. Les normes de comptabilité carbone utilisées sont également primordiales afin de garantir un impact réel. Accompagnées de nombreuses autres mesures, de subventions, de financement de la recherche, de réglementations, de normes, ils peuvent contribuer à la transition énergétique et à son financement. 

Transition énergétique, taxe et marchés carbone, finance verte, implication de la société civile, l’action climatique est protéiforme. Retrouvez ces thématiques lors du Colloque REFLEXIONS qui aura lieu le 9 juin prochain sur le campus de l’Institut Polytechnique de Paris.