Physique attoseconde : observer les électrons à la loupe
En 2001 paraissait dans la revue Science un article qui montrait, pour la première fois, comment mesurer et caractériser des trains d’impulsions lumineuses d’une durée infime. Pierre Agostini, alors chercheur au CEA Saclay et corécipiendaire du Prix Nobel de physique 2023, a mené avec son équipe cette expérience au LOA. « Dans les années 90 et au début des années 2000, le LOA était une des rares structures au monde à disposer d’un laser intense à haute cadence de tir pour mesurer ces impulsions », explique Stéphane Sebban, directeur du laboratoire. Il s’y est joué une étape cruciale dans l’histoire encore en marche de la physique attoseconde.
Se placer à l’échelle des électrons
S’intéresser à la physique attoseconde, c’est plonger au cœur de la physique fondamentale, celle qui explore les atomes, les électrons, les photons… « Dans l’atome d’hydrogène, l’électron orbite autour du noyau en un temps ultra court, 150 attosecondes » explique Rodrigo Lopez-Martens, chercheur au LOA. Or, une attoseconde c’est 10-18s. Un milliardième de milliardième de seconde. Il y a par exemple un milliard de milliards d’attosecondes dans le temps nécessaire à la prononciation du mot attoseconde. Vertigineux. « Si on veut comprendre la dynamique de l’électron, nous avons besoin « d’appareils photo » dont la « vitesse d’obturation » serait assez élevée pour capturer le mouvement de cette particule ».
Petit rappel de physique. La lumière est constituée d’ondes - c’est-à-dire de vibrations des champs électriques et magnétiques. Ces vibrations sont caractérisées, entre autres, par des longueurs d’ondes ou des fréquences différentes (caractéristiques qui correspondent aux différentes couleurs pour la lumière visible). Plus cette longueur d’onde est courte, plus la fréquence est grande et plus l’onde lumineuse vibre rapidement. Pour produire une impulsion courte, on pourrait donc penser qu’il suffit de ne générer qu’une seule « vague » de l’onde. Des lasers qui émettent de la lumière dans les longueurs d’onde visibles peuvent créer ainsi des impulsions d’une durée inférieure à quelques femtosecondes (10-15s). C’est suffisant pour observer la dynamique des atomes et des molécules mais pas des électrons. « Pour des flashes encore plus courts, nous avons besoin de longueurs d’ondes très courtes. Ce qui équivaut à un laser émettant en dehors du spectre du visible, dans l’ultraviolet lointain, l’XUV. Or cela n’existait pas à l’époque des premières expérimentations et reste très rare aujourd’hui. Il faut donc trouver une autre stratégie », précise Stefan Haessler.
35 ans de physique attoseconde
Et cette stratégie, c’est Anne L’Huillier qui la découvre par hasard en 1988, alors qu’elle est chercheuse au CEA. En braquant un laser infrarouge sur un gaz noble dans le cadre d’une autre expérience, la désormais co-Prix Nobel de physique a observé la production d’harmoniques d’ordre élevées, c’est-à-dire la production de lumière dont les fréquences sont des multiples très élevés de la fréquence du laser initial (cf article 1). Très vite, les scientifiques comprennent que ce phénomène pourrait être utilisé pour créer des impulsions courtes. Pour Rodrigo Lopez-Martens « c’est un peu comme taper sur une batterie. Si on analyse le spectre sonore qui en résulte, on s’aperçoit qu’il y a en fait une multitude d’ondes de fréquences différentes. Et lorsqu’elles entrent en phase on entend un son bref ». Ici, le gaz et ses électrons sont le fût de la batterie et le laser la baguette. La traversée du gaz par le laser produit, dans un jeu de collisions entre électrons, photons et atomes, une multitude d’ondes supplémentaires à celle de la source infrarouge. Lorsqu’elles entrent en phase, ces ondes forment des impulsions lumineuses plus courtes que celles offertes par le laser, de l’ordre de l’attoseconde.
Selon la théorie, en pénétrant le gaz, le laser modifie le champ électromagnétique qui retient les électrons à leurs atomes. Certains d’entre eux sont alors arrachés à leurs noyaux atomiques et s’en éloignent sans toutefois en être complètement éjectés. Ces électrons finissent par être recapturés par le noyau. Ce faisant, ils libèrent de l’énergie, sous forme d’un flash de lumière de quelques attosecondes émis dans le spectre XUV (cf article 2).
La voie était ouverte à de nouvelles expérimentations, notamment pour décrire et qualifier le phénomène. Par exemple, comment démontrer que ces impulsions sont effectivement si courtes quand il n’existe pas de chronomètre aussi rapide ?
En 2001, près de 15 ans après les observations d’Anne L’Huillier, le protocole expérimental de Pierre Agostini a justement permis de mesurer un train de flashes, et de relever une durée de 250 attosecondes pour chacun d’entre eux (cf article 3). Une première mondiale. Pour parvenir à ce résultat, le chercheur a ionisé des atomes avec ces flashes pour créer des répliques électroniques de ces derniers. Il a ensuite utilisé une partie du faisceau laser initial, synchronisé aux flashes XUV, pour manipuler ces répliques dans le temps. Les propriétés de ces paquets d’électrons, plus faciles à mesurer, portent l’empreinte des flashes et déterminent ainsi leur durée. Dans le même temps, Ferenc Krausz (troisième récipiendaire du Nobel de physique 2023) et son groupe œuvrait depuis l’Autriche sur un principe similaire et parvenait à générer une impulsion isolée d’une durée de 650 attosecondes (cf article 4).
Le développement d’une nouvelle méthode attoseconde
La physique attoseconde est aujourd’hui largement utilisée pour sonder les processus électroniques. Mais la technique actuellement utilisée présente quelques limites, comme la faible énergie des flashes produits. « Une source de lumière initiale trop puissante risque de libérer totalement les électrons du gaz de leurs orbites. Impossible alors d’obtenir les flashes XUV tant convoités », temporise Rodrigo Lopez-Martens. C’est pourquoi les chercheurs du LOA préfèrent les plasmas au gaz noble. Par nature fortement ionisé, cet état de la matière les affranchit du fragile équilibre en jeu et leur autorise l’utilisation de lasers beaucoup plus intenses.
L’équipe développe ainsi une source lumineuse très puissante, unique au monde, et étudie ses effets de près. « En dirigeant notre laser sur une surface solide, nous formons un plasma dans lequel des forces énormes apparaissent et accélèrent les électrons à la vitesse de la lumière. Le plasma agit alors comme un miroir qui, en vibrant lui aussi à la vitesse de la lumière, ajoute de nouvelles ondes plus courtes à la lumière laser d’origine. C’est un mécanisme plus efficace de génération de flashs attoseconde », ajoute Stefan Haessler. Pour l’anecdote, les premières bases de cette technique dans les plasmas ont été jetées à la fin des années 70. « Un papier passé complètement inaperçu à l’époque et auquel personne n’avait donné suite, et pourtant… », sourit Rodrigo Lopez-Martens. La science sait parfois réserver quelques surprises.
Applications potentielles
Ces travaux trouvent principalement des débouchés dans le champ de la recherche fondamentale. De nos jours, les physiciens savent écrire les équations exactes de la théorie quantique qui gouvernent la dynamique d’un système comportant de nombreux électrons, mais leur résolution demeure complexe. Les ordinateurs sont en effet à la peine lorsqu’il s’agit de traiter tout atome plus grand que l’hélium. Il faut donc simplifier et approximer la théorie puis valider le tout en le comparant avec des expériences sur ces atomes « trop grands ». Pouvoir observer en temps réel le mouvement d’un électron (ou de plusieurs) en interaction avec tous les homologues de son atome, fournit alors de précieuses données.
En 2002 par exemple, un article de l’équipe de Ferenc Krausz, montrait que la physique attoseconde avait permis de suivre l’émission d’un électron Auger ; cet électron émis lors de la désexcitation d’un atome préalablement bombardé par un rayon ionisant. Vingt ans plus tard, des scientifiques français sont parvenus à reconstruire et « filmer » la dynamique d’émission d’un électron dans l’effet photoélectrique (ndlr : dans lequel l’absorption d’un photon par un atome s’accompagne de l’émission quasi-instantanée d’un électron).
La compréhension de la dynamique corrélée des électrons est à la base de nombreux processus microscopiques et de courants électriques intervenant aux étapes décisives de réactions chimiques. Elle dépasse de fait la physique atomique fondamentale.
« Dans une protéine organique comme la rhodopsine par exemple (ndlr : molécule présente dans la rétine et impliquée dans la sensibilité de l’œil à la lumière), le transport d’énergie est conditionné par le mouvement des électrons entre les atomes et leur rôle dans les différentes liaisons atomiques. Observer des paquets d’électrons grâce à la physique attoseconde, c’est comprendre où va l’énergie dans la protéine et voir s’il est possible de la diriger de manière spécifique pour agir sur la fonction de cette molécule », s’enthousiasme Rodrigo Lopez-Martens. En ligne de mire, des applications en biologie, en médecine, en pharmacologie…
Des débouchés fascinants peuvent aussi être imaginés en physique de la matière condensée où il devient désormais possible de modifier les propriétés électroniques d’un solide l’espace d’un très bref instant (inférieur à la femtoseconde, soit 10-15s). « On imagine pouvoir jeter les bases d’une électronique de nouvelle génération opérant à des fréquences 100 000 fois plus élevées que l’état de l’art actuel (de l’ordre du Pétahertz, soit 1015 Hz). Paradoxalement, cet horizon reste encore très éloigné dans le temps », conclut le chercheur.
*LOA : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique, ENSTA Paris, Institut Polytechnique de Paris, 91120 Palaiseau, France
Références