Un photon…plusieurs informations
Il est admis qu’à une échelle inférieure au micromètre, là où se concentrent vos travaux, la physique à l’œuvre diffère de ce qui est observé dans le monde macroscopique…
Oui. Avec le quantique, il faut mettre de côté la physique classique et aller au-delà de ce que notre cerveau peut traditionnellement se représenter. Le modèle qui régit les interactions de l’infiniment petit se base sur trois grands principes qui peuvent surprendre. Le premier, la superposition, indique qu’une particule existe sous différents états. Ainsi, un photon pourra être rouge et/ou bleu tant qu’il n’aura pas été observé. Ce n’est qu’au moment de l’observation – et c’est là qu’intervient le deuxième principe dit d’effet de la mesure – que l’état du photon sera déterminé. La particule « choisit » l’une ou l’autre des couleurs de manière totalement aléatoire. Il n’existe d’ailleurs aucune équation mathématique pour décrire ce choix et le prédire comme l’autoriseraient les lois de Newton lorsque l’on joue à pile ou face avec une pièce. Enfin, dernier pilier de la physique quantique, l’intrication. Deux particules sont dites intriquées si la mesure de l’état de l’une détermine l’état de l’autre, quel que soit l’endroit où elles se trouvent. Reprenons l’exemple du photon rouge et/ou bleu et produisons une paire de photons intriqués à Paris. Envoyons-en un à Berlin et l’autre à Londres puis observons-les chacun de leur côté, sans possibilité de communiquer les résultats. D’après le principe d’intrication, si l’un des photons est mesuré rouge, l’autre sera mesuré bleu (et vice-versa). Ainsi, si le photon berlinois se révèle rouge, le photon londonien sera instantanément bleu, sans aucun échange d’énergie ou d’information.
Tout cela nous sort d’un système binaire où la lumière est éteinte ou allumée par exemple. L’information n’est plus encodée avec des bits à deux niveaux d’information - 0 ou 1 – mais avec des qubits offrant davantage de combinaisons, donc la possibilité d’encoder plus d’information.
Votre rôle est de chercher comment exploiter ces propriétés pour développer des technologies quantiques, notamment avec les photons uniques. Comment utilisez-vous ces derniers ?
L’utilisation de paires de photons dits intriqués en fréquence, produits à l’aide d’un procédé optique spécifique (interaction d’un champ intense dans un cristal non-linéaire à température ambiante), est au cœur de mes recherches. Un photon unique possède toute une gamme de caractéristiques appelées degrés de liberté – la fréquence, la polarisation, ou encore sa répartition dans le temps et l’espace – qui nous sont utiles pour encoder de l’information quantique. Si jusqu’à présent la polarisation des photons a beaucoup été exploitée dans les protocoles de communication quantique, mon groupe de recherche explore le potentiel offert par la fréquence des photons (donc leur couleur pour une certaine gamme de fréquence). Ce degré de liberté est particulièrement robuste car moins exposé aux interactions avec l’environnement. L’idée est alors de faire porter un maximum d’informations à ces photons uniques. Concrètement, au lieu de considérer un photon sous une seule fréquence, celle correspondant au rouge par exemple, et d’y associer une seule donnée, nous utilisons différentes couleurs/fréquences pour encoder différentes unités d’information sur ce même photon. Le bleu serait le 1 logique, puis le jaune le 2 logique, etc, en suivant le spectre de la lumière jusqu’au rouge. Nous créons ainsi un alphabet, appelé qudits colorés, où le « d » se réfère au nombre de couleurs de l’encodage. Un qudit accepte alors davantage d’informations par photon qu’un simple qubit.
Une fois ces possibilités établies, à quoi destinez-vous ces photons uniques ?
À la métrologie par exemple, avec pour objectif d’augmenter la précision des mesures de paramètres physiques (distances, champs magnétiques, etc.). En jouant sur la couleur des photons, mais aussi sur leur intrication, nous créons de nouveaux types de sondes très sensibles (elles peuvent détecter des décalages temporels de l’ordre de l’attoseconde, soit 10-18s) donnant accès à une résolution de mesure particulièrement élevée. Le tout sans recourir à des champs optiques intenses dont une trop forte énergie dégraderait les objets fragiles, comme des échantillons biologiques.
Mes travaux sont également destinés au domaine des communications quantiques. Grâce aux qudits intriqués en fréquence, un photon unique porte davantage de bits d’information, ce qui permet de concevoir un signal plus résistant aux perturbations (bruits) générées par sa propagation dans un réseau. Par ailleurs, l’utilisation de ressources quantiques présente l’avantage de rendre détectable toute perturbation apportée à l’un de ces photons. En d’autres termes, toute interception de l’un deux au milieu d’un canal de communication sera repérée et caractérisée précisément, peu importe les capacités des dispositifs de l’attaquant. C’est un atout en termes de sécurité des communications et des réseaux, qui n’a pas d’équivalent avec des ressources traditionnelles. Enfin, plusieurs utilisateurs ont la possibilité de partager différentes bandes de fréquences, donc différentes couleurs de paires de photons intriqués, ce qui permet de concevoir un réseau quantique.
À propos :
Nicolas Fabre, maître de conférences exerce ses activités au Laboratoire Traitement Communication de l’Information (LTCI) à Telecom Paris. Il est spécialiste de l’information quantique et de l’optique quantique et effectue ses travaux en partenariat avec le avec le laboratoire Matériaux et Phénomènes Quantiques (MPQ) du CNRS et de l’Université Paris-Cité, le Center of New Technologies de Varsovie (CeNT) et l’Istituto di fotonica e Nanotecnologie à Rome.
*LTCI : un laboratoire de recherche Télécom Paris, Institut Polytechnique de Paris, 91120 Palaiseau, France