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Retour sur les « courants neutres faibles », première grande découverte du CERN il y a 50 ans

Le 06 déc. 2023
C'est une découverte qui a marqué un tournant dans l’histoire de la physique des particules. Grâce aux expériences menées avec la chambre à bulles « Gargamelle » conçue au Laboratoire Leprince Ringuet (LLR*) à l’École polytechnique, les « courants neutres faibles » ont été mis en évidence au CERN en 1973.
Retour sur les « courants neutres faibles », première grande découverte du CERN il y a 50 ans
La chambre à bulle Gargamelle, entourée de bobine de champ magnétique lors de son installation au CERN. Crédit: CERN.

Au début des années 1960, tout, ou presque, reste à faire en physique des particules. Si de nombreuses nouvelles particules ont déjà été découvertes (le muon, le positron, le neutrino, etc.), le cadre théorique qui régit l’ensemble des phénomènes observés reste à construire. Dans ce contexte, au Laboratoire de Louis Leprince-Ringuet (aujourd’hui LLR) à l’École polytechnique, André Lagarrigue, André Rousset, Paul Musset et leurs collègues ont été les initiateurs de plusieurs expériences visant à mieux comprendre une des forces fondamentales que les théoriciens cherchaient à formaliser : l’interaction faible. L’une de ces expériences, nommée « Gargamelle » a abouti à une découverte majeure dont on célèbre les 50 ans.

Une trouvaille qui n'avait rien d'évident

L’interaction faible est une force dont la portée est bien inférieure aux dimensions des noyaux atomiques. Les scientifiques ont conscience de son existence depuis les années 1930 ; elle rend compte en effet de la radioactivité beta, qui permet au neutron d’un noyau de se transformer en proton en émettant un électron et une autre particule appelée antineutrino. Dans les années 1960, les théoriciens cherchent à comprendre l’interaction faible de manière similaire à l’interaction électromagnétique. Celle-ci se manifeste par l’échange d’une particule intermédiaire, le photon qui est électriquement neutre. Dans la radioactivité beta, il devrait y avoir échange d’une particule intermédiaire (ou boson) de charge électrique positive ou négative selon les cas. Mais une question se pose : l’interaction faible pourrait-elle aussi se manifester par l’intermédiaire d’un troisième boson, électriquement neutre ? Si c’est le cas, ces « courants neutres faibles » devraient être observés dans des expériences de physique des particules.

Le déroulement des grandes découvertes scientifiques est rarement un long fleuve tranquille. Avant la réalisation de faisceaux de neutrinos auprès des accélérateurs, on pouvait tester l’existence éventuelle de courants neutres faibles en recherchant divers modes de désintégration de particules dites « étranges ». Or, tous ces résultats étaient très clairement négatifs. « Dans l’esprit des théoriciens des années 60, les courants neutres semblaient donc impossibles » rappelle Bernard Degrange, alors jeune chercheur au LLR. De plus, les premières expériences menées en avec des faisceaux de neutrinos ne disposaient pas de données suffisantes pour conclure sur ce sujet. Dans ce contexte incertain, et de compétition scientifique entre Europe et États-Unis, André Lagarrigue et ses collègues font approuver, non sans mal, en 1965 l’expérience « Gargamelle » au CERN à Genève, l’organisation européenne de recherche en physique des particules. Mais la recherche des courants neutres faibles n’est pas prioritaire dans la proposition.

Un détecteur gigantesque pour un effet minuscule

Comme chez François Rabelais, Gargamelle est une géante. Mesurant près de 5 mètres sur 2 mètres, il s’agit ici de la plus grande chambre à bulles de l’époque, c’est-à-dire un détecteur de particules formé d’une cavité fermée remplie d’un liquide (du Fréon) dans un état métastable, c'est-à-dire dans lequel à la moindre perturbation entraîne un changement d'état. Ainsi, le passage d’une particule chargée cause la formation de petites bulles permettant de suivre la trajectoire de l’objet, qui est photographiée. Conçue à l’École polytechnique grâce à l’expertise du LLR, et construite par le département Saturne du CEA, Gargamelle est installée au CERN en 1970. Une cinquantaine de chercheuses et chercheurs de sept laboratoires (en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Belgique et au CERN) participent à l’aventure.

Le principe de l’expérience consiste à envoyer dans la chambre à bulles un faisceau intense de neutrinos, plusieurs dizaines de milliards par paquet ! Ce nombre est gigantesque, mais les neutrinos n’ont qu’une infime probabilité d’interagir (par interaction faible) avec les protons, les neutrons, ou même les électrons du liquide à l’intérieur de Gargamelle. Si l’interaction a lieu par « courant chargé », le neutrino va donner naissance à une particule chargée (soit un muon « cousin » plus massif de l’électron, soit plus rarement un électron). Mais des événements intriguent les chercheurs : ce sont ceux qui ne produisent ni électron, ni muon. On observerait par exemple un événement de ce type si un neutrino interagissait avec un proton sans changer de nature. Ce serait alors la signature d’un « courant neutre ». 

Intérieur de la chambre à bulle Gargamelle, avant son remplissage. Crédit: CERN.
Intérieur de la chambre à bulle Gargamelle, avant son remplissage. Crédit: CERN.
Photographie de traces laissées par le passage de particules. L'analyse révèle qu'il s'agit ici d'un "candidat courant neutre".
Photographie de traces laissées par le passage de particules. L'analyse révèle qu'il s'agit ici d'un "candidat courant neutre".

De la prudence et des débats avant la certitude de la découverte

« Dès le début de l’expérience en 1971, nous avons repéré des événements qui pouvaient être interprétés comme des courants neutres. Mais il fallait être prudent, même si l’état d’esprit des théoriciens avait commencé à basculer en faveur de l’existence des courants neutres » souligne Bernard Degrange. En effet, les neutrinos interagissant dans les matériaux extérieurs à la chambre à bulles peuvent produire des neutrons qui, pénétrant dans le liquide, produisent par interaction nucléaire forte des événements semblables aux candidats « courant neutre ». Le gigantisme de Gargamelle a ici joué un rôle : ses dimensions, grandes par rapport aux longueurs typiques d’interaction des neutrons dans le liquide, ont permis de montrer que ces derniers ne contribuaient pas à plus de 15% des candidats « courants neutres ».

Après l’annonce des résultats en juillet 1973 et d’intenses débats, notamment avec la collaboration concurrente HPW au laboratoire Fermi aux Etats-Unis, l’existence des courants neutres a été confirmée au printemps 1974 dans d’autres expériences. Cette découverte a ouvert la voie à de nombreux développements en physique des particules, avec notamment l’unification des forces électromagnétique et faible dans le même cadre théorique et la découverte directe des bosons de l’interaction faible dix ans plus tard, toujours au CERN. Gargamelle a été mise hors service en 1978, et les chambres à bulles ont été remplacées par des détecteurs électroniques. Mais bien des aspects de son histoire se retrouvent encore dans la physique des particules aujourd’hui : l’aventure collective et intellectuelle internationale, les défis techniques de la réalisation des détecteurs, les allers-retours entre théorie et expérience, les débats sur l’interprétation des résultats… Ce programme continue aujourd’hui, après la découverte du boson de Higgs et le LLR continue d’être en pointe sur ces sujets.

*LLR : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, 91120 Palaiseau, France