Aux limites des systèmes d’information

De quelques bits seulement à plusieurs gigabits échangés par seconde, les systèmes de communications que nous utilisons ont connu une augmentation formidable de leur débit en moins d’un siècle. Mais, si nous sommes habitués à parler en « giga » (préfixe grec pour milliard) avec nos téléphones et ordinateurs actuels, ces valeurs ne sont pas extensibles à l’infini. C’est justement le but des recherches en théorie de l’information menées par Michèle Wigger que de sonder les limites de ces performances. « Il n’y a pas que les télécommunications qui traitent de l’information, mais aussi les systèmes de détection d’un signal, d’estimation d’un paramètre comme la température d’une pièce, de compression de données pour réduire la taille d’une image, etc. » Que ce soit pour des ensembles de capteurs pour surveiller les avalanches ou pour des robots travaillant dans des entrepôts industriels (deux exemples de « l’internet des objets ») ou encore les systèmes de radar pour les véhicules, les applications sont nombreuses.
« Une fois qu’un système a été établi, par exemple, pour des télécommunications, le nombre d’antennes, leur puissance, le nombre d’utilisateurs qui peuvent communiquer simultanément, les interférences liées à l’environnement, etc., quel est le meilleur débit qu’on peut espérer avant d’avoir des probabilités d’erreur trop grandes, qui sont nuisibles ? » s’interroge la chercheuse.
Des techniques mathématiques
Afin de répondre à ce type de questions, Michèle Wigger ne décortique pas les puces des téléphones ou d’autres systèmes électroniques. Théoricienne, elle manie plutôt les équations et les théorèmes. En 1948, Claude Shannon, un des fondateurs de la théorie de l’information, a publié un article majeur dans lequel il décrit l’information comme une grandeur mesurable et formule le débit maximal pouvant être transmis par un canal (avec quelques conditions). « C’est une jolie formule, avec peu de symboles. Une réponse élégante à une question compliquée » souligne la chercheuse. « Plus de 75 ans plus tard, il reste beaucoup de questions ouvertes dans le domaine, notamment avec les systèmes distribués et multi-utilisateurs. Les questions deviennent encore plus compliquées et les réponses ne seront pas aussi courtes ! »
S’attaquer à ces problèmes complexes de limites fondamentales requiert deux volets distincts : montrer qu’un système peut effectivement atteindre une performance donnée et montrer que cette performance ne peut pas être dépassée par ce système. Pour ce faire, la chercheuse a participé à la mise au point d’une technique de preuve appelée « change of measure converse proof », qu’elle veut améliorer grâce au financement ERC de son projet FLoSS (Fundamental Limits of Sensing Systems). Elle compte également apporter son expertise théorique à des applications concrètes.
Les capteurs quantiques en ligne de mire
Parmi ces applications figurent celles qui associent détection et communication. Par exemple les véhicules autonomes doivent à la fois disposer d’un radar pour estimer la position et la vitesse des autres véhicules, mais aussi d’un système de communication. Dans les deux cas, il faut envoyer de l’information via une onde électromagnétique. Pourrait-on faire un système 2 en 1 ? La forme d’onde optimale pour ce système intégré ne sera pas forcément celle qui est optimale pour un des systèmes pris séparément. « Il faut faire des compromis et mon travail consiste à les caractériser mathématiquement » résume la chercheuse. Est-ce qu’ensuite les systèmes qui atteignent cet optimum peuvent être fabriqués ? « C’est un espoir, et ce n’est pas toujours évident. Ce n’est que dans les années 1990 que des systèmes atteignant les prédictions théoriques de Claude Shannon ont été conçus ! »
Michèle Wigger compte également se pencher sur les capteurs quantiques, dont les propriétés, très sensibles aux variations des paramètres de l’environnement, pourraient en faire des systèmes de détection très précis. « Très peu de travaux existent à l’heure actuel sur les limites de ces systèmes et j’ignore encore à quel point cela sera compliqué ! ». C’est bien le but de la recherche fondamentale que de se confronter aux limites de la connaissance.
À propos :
Michèle Wigger est professeure en théorie de l'information et exerce ses recherches au Laboratoire Traitement et Communication de l'Information de Telecom Paris. Elle a obtenu une maîtrise en génie électrique avec distinction et un doctorat en génie électrique à l'ETH Zurich en 2003 et 2008, respectivement. Elle a reçu deux médailles de l'ETH, l'une pour sa thèse de maîtrise et l'autre pour sa thèse de doctorat. En 2009, elle a été post-doctorante à l'Université de Californie, San Diego, USA, avant de rejoindre Telecom Paris, où elle est professeur titulaire depuis 2018. Elle a été professeur invité au Technion-Israel Institute of Technology et à l'ETH Zurich. Michèle Wigger a été rédactrice en chef adjointe de l'IEEE Transactions on Information Theory et de l'IEEE Communications Letters, et a également été co-rédactrice en chef invitée de l'IEEE Journal on Selected Areas in Information Theory pour le numéro spécial sur la détection. Elle a été membre du comité technique pour de nombreuses conférences sur la théorie de l'information et les communications et a fait partie de divers comités de la IEEE Information Theory Society, y compris du conseil d'administration. Ses réalisations financières comprennent une bourse Emergences de la ville de Paris, une bourse Discruptive-ICT de Huawei, une bourse de projet collaboratif de l'agence française de financement ANR, ainsi qu'une bourse ERC Starting Grant et une bourse de ERC Consolidator Grant.
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*LTCI : un laboratoire de recherche Télécom Paris, Institut Polytechnique de Paris, 91120 Palaiseau, France